Comme le laisserait entrevoir une lecture phonétique de son prénom, en fait la transcription russe de Harry, mais que l’on pourrait entendre comme « gori ! », deuxième personne du singulier de l’impératif du verbe brûler, c’est un feu intense qu’a propagé l’œuvre de Garry Faïf aux deux extrémités de l’Europe.
L’étincelle qu’il a transportée a enflammé dès les premiers temps de son activité en Occident le monde de l’architecture et celui de l’art. Et, une fois la Russie sortie de l’ère communiste, son feu s’est aussi propagé au champ de la critique au travers de ses contributions aux revues nouvelles avec lesquelles un pays jusque là sevré d’informations découvrait le vaste monde. Lire la suite
Loin d’avoir été un renégat intéressé, qui se serait converti aux délices du capitalisme une fois franchi le rideau de fer, Garry Faïf est arrivé en France en 1973, laissant une Union Soviétique engagée dans une stagnation qui lui sera fatale moins de vingt ans plus tard, en étant porteur d’un double idéal artistique et social, auquel il est resté loyal dans toutes les dimensions de son activité fébrile.
Formé au MArkhI, Institut d’architecture de Moscou, qui avait, en dépit des inflexions de la politique officielle, conservé dans une partie de son enseignement l’héritage des Vkhoutémas/Vkhoutéin, laboratoire de l’architecture moderne dans les années 1920, il a été un des protagonistes du mouvement qui a rénové l’architecture russe à partir des années 1960, une fois la longue parenthèse du réalisme socialiste définitivement close. Sa génération est celle qui a renoué avec la pensée utopique des premières années de l’URSS, par exemple au travers des projets théoriques de nouveaux modèles de développement territorial élaborés par le groupe NER, sous la conduite d’Alexéi Goutnov et Ilia Lejava. Elle s’est aussi révélée ouverte à l’œuvre d’architectes occidentaux comme Le Corbusier, Alvar Aalto ou Oscar Niemeyer, et d’autant plus créative parfois qu’elle opérait loin de Moscou.
Alors que les figures monumentales caractéristiques du moderne académique pratiqué par les féodalités de la profession occupaient le devant de la scène, Garry Faïf prend ses distances vis-à-vis de la pratique dominante, s’exerçant au travail architectural dans la petite ville moldave de Tiraspol, où il traite tous les programmes typiques de la production architecturale publique, du logement aux équipements publics, laissant derrière lui une grande œuvre minimaliste, l’impressionnante esplanade du mémorial à la Seconde Guerre mondiale
Mais il se lance aussi dans l’invention artistique. En 1966, avec ses camarades Viatcheslav Koléitchouk et Guennadi Rygounov, il fonde le groupe « Mir ». Il élabore, en parallèle avec les entreprises du groupe léningradois « Dvijénié » de Lev Nousberg, des sculptures et des ambiances cinétiques, s’opposant crânement aux bureaucrates de l’art.
Les expériences menées alors ne le cèdent en rien aux recherches contemporaines menées en Occident, et peuvent être considérées comme le premier épisode marquant la réapparition de la Russie dans le concert de l’art mondial depuis le début des années 1930.
Trouvant ses ressources à la fois dans les projets du constructivisme précoce – on pense aux « Radiooperatory » ou aux kiosques d’agitprop de Gustav Klucis ou à certaines sculptures d’Alexander Rodtchenko et de Vladimir Tatline, Garry Faïf a conjugué leurs configurations dynamiques avec les formes suprématistes explorées par Kazimir Malévitch.
Se refusant cependant à tout mimétisme littéral, il a su imaginer un langage personnel mis au point avec des maquettes et parfois transposé à l’échelle monumentale.
Une de ses contributions la plus remarquable dans ce domaine est le Mur anti-bruit réalisé en 1992 en bordure de l’autoroute A3 à Romainville. Issu d’une commande de la SODEDAT 93, société d’aménagement alors engagée dans de multiples opérations innovantes en matière architecturale et urbaine, cet ouvrage partiellement détruit aujourd’hui semblait matérialiser la prophétie de Kevin Lynch, qui affirmait en 1962 dans son ouvrage The View from the Road que les autoroutes urbaines pouvaient être à l’origine d’une nouvelle forme de beauté, à la fois dans leur tracé et dans les occasions créées pour l’invention d’un nouveau paysage.
Contrastant avec la médiocrité des remparts érigés le long du boulevard Périphérique et des grandes voies de la région parisienne, la protection acoustique de Romainville constitue une réalisation tout à fait exceptionnelle, dépassant les seuls enjeux techniques, et donnant son plein sens à la notion d’ouvrage d’art qui qualifie parfois les ponts, les tunnels et les infrastructures les plus prosaïques.
À l’autre extrémité du spectre d’une œuvre déployée en France et en Allemagne, se trouve sans doute la sculpture « nomade » de tubes et de câbles, imaginée en Russie et installée en 2000 devant la tour Eiffel, dans laquelle les échos du constructivisme sont moins perceptibles que ceux des recherches menées à partir des années 1950 par Richard Buckminster Fuller et David-Georges Emmerich sur les « tensistructures », assemblages d’éléments comprimés raidis par des câbles.
Dans le champ de l’architecture, Garry Faïf croise peu de temps après son arrivée à Paris le chemin de Paul Chemetov, figure à bien des égards unique dans le paysage architectural et culturel français, tant par ses projets et ses édifices que par un engagement littéraire scandé par des chroniques et des articles sachant toucher le grand public. Pendant une dizaine d’années, de 1975 à 1985, il est partie prenante de l’opération de détournement imaginatif des procédures officielles entreprises par Chemetov, qui réalise aux quatre points cardinaux de la banlieue parisienne des ensembles d’habitations sensibles dans leur ancrage urbain au sein de tissus souvent confus, autant qu’imaginatifs dans leur langage constructif. Après les difficultés rencontrées en Moldavie au contact de modes de production lourds et contraignants, l’expérience acquise pendant cette décennie préparera Garry Faïf à répondre en toute liberté aux commandes publiques françaises.
Après une brève parenthèse passée au sein de l’agence de Michel Andrault et Pierre Parat, alors engagée dans la transformation de la vaste halle du CNIT de La Défense, farcie d’activités et de programmes empilés, Garry Faïf engage l’édification de son œuvre personnelle d’architecte et d’urbaniste. Dans une sorte de continuité critique des thèmes abordés avec Chemetov, il élabore plusieurs ensembles d’habitation répondant à des situations urbaines délicates, et introduit avec doigté le gabarit potentiellement destructeur de grands immeubles collectifs dans des contextes pavillonnaires fragiles. Cette négociation avec les situations existantes est conduite au moyen d’un travail subtil sur les rez-de-chaussée. Modelés avec précision, les bâtiments de Saint-Ouen, Colombes ou Noisy-le-Sec sont traités par ailleurs avec une complexité contrôlée pour ce qui est de leur texture et du dessin des ouvertures et des saillies.
Avec ses opérations plus modestes par leur taille, des transformations d’habitations aux aménagement commerciaux, Garry Faïf met en œuvre une palette ouverte de matériaux avec la clarté que lui permet la pratique de la sculpture, qui aura été pour lui l’équivalent du « laboratoire secret » qu’avait été pour l’architecte Le Corbusier son travail de peintre. Dans les phases principales du parcours d’architecte qui l’aura conduit de Moscou à Paris, Garry Faïf aura su ainsi conjuguer son ample culture de la production russe et occidentale à une sensibilité aiguë pour les sites et les paysages, laissant une œuvre interrompue dans ses promesses, alors même qu’elle trouvait son plein régime.
Jean-Louis Cohen, 2012
architecte, historien, professeur à New York University.
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